Racing 2014 (fin)

10/07/2011 00:45
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6/6 Le Dernier Jour de Henry Schulmeister
Le dernier jour de Henry Schulmeister

« Erwin, me voilà »
Ce lundi-là, le réveil de Henry Schulmeister fut comme d'habitude, le contraire de celui d'un vieux monsieur de 73 ans qu'il était pourtant. S'il se levait tôt, ce n'était pas la conséquence d'insomnies, encore moins l'appel de son potager. Ce n'était pas davantage la sollicitation matinale d'un chien, car, disait-il, il n'avait nul besoin de ce genre de vil animal avec les humains qui l'avaient entouré toute sa vie.
Non. Le réveil de Henry Schulmeister ressemblait à celui du Don Salluste campé par Louis de Funès : grandiose, et centré sur la seule chose qui avait de l'importance à leurs yeux respectifs. L'argent pour l'un, sa propre gloire pour l'autre.
« Erwin, me voilà ».
Ce matin du 28 juillet donc, dans la moiteur quasi-permanente d'un été très orageux, Henry Schumeister s'éveilla. Il retira son masque couleur ciel et blanc, réajusta son oreiller garni de plumes de cigogne, essuya une poussière sur le grand miroir cerclé d'or du mur opposé, puis il traversa sa galerie des trophées, marquant d'un signe de croix son passage devant la coupe représentative du titre de 1979. Au bout de dix minutes enfin, il parvint dans sa cuisine et prit son petit déjeuner, préparé d'avance par sa gouvernante Madame Specht. Puis, un fois prêt, il passa un coup de téléphone, et prit l'Alsacien Libéré, déposé tous les jours dans sa boîte aux lettres.
Le cahier des sports du lundi revenait abondamment sur les événements footballistiques du week-end. Le « stade Gluchumiaou » de Hubert Ganteaume, l'étonnante victoire du Racing lors du match inaugural de l'Eurostadium, le nouveau centre des congrès décentralisé de la Fédération française de Football, rien n'échappa à son regard définitivement critique. Il n'eut toutefois pas le loisir de maudire longtemps l'entraîneur du Racing Jean-Pierre Magino, dont il fut en 2009, il y a cinq ans déjà, l'éphémère successeur et prédécesseur, le temps d'un catastrophique été. Car l'on sonna à sa porte.
« Bravo, vous avez réagi promptement, en 2009 j'aurais dû vous prendre dans mon équipe à la place de ce glandu de Goudjohnsen », lança-t-il aux deux solides gaillards qui se présentaient dans l'embrasure de la porte.
Les deux hommes entrèrent, et furent dirigés vers la chambre. Là, ils empoignèrent le grand lit en chêne massif et le sortirent de la maison, jusqu'à la camionnette rouge garée devant la maison à colombages. Ils partirent.
Henry s'enferma le reste de la matinée dans son bureau à rédiger fiévreusement, à classer des documents, à sceller des enveloppes. Puis, le temps de déjeuner, il étiqueta ses trophées, et retira des murs l'ensemble de ses photographies qu'il rassemble dans un colis. Puis, muni de ce paquet, il sortit.
« Erwin, me voilà ».
Son chauffeur en livrée l'attendait. Il le déposa au siège de l'Alsacien libéré, rue de la Nuée-Bleue. Henry y laissa ses photographies. Puis, il le conduisit place Gutenberg.
Le vieil homme descendit de la longue berline couleur argent, et se dirigea d'un pas alerte vers la rue des Hallebardes livrée aux touristes, maîtres des lieux à cette heure et en cette période de l'année. Dans ce contexte, personne ne le reconnut, bien qu'il fût toujours le Henry Schulmeister de 1979, au verbe haut, aux cheveux longs en bataille contre la calvitie, et au regard conquérant.
« Erwin, me voilà »
Seize heures sonnèrent à la cathédrale puis, quelques secondes plus tard, au Temple-Neuf, lorsque Henry Schulmeister fit son entrée sur le parvis. Après avoir franchi la Maison Kammerzell, il s'arrêta au niveau de l'hôtel-restaurant le Dauphin. Là, il put constater que tout était en place.
Au milieu d'un périmètre tracé à la craie sur les pavés, derrière un poteau dûment flanqué de l'arrêté municipal d'autorisation du domaine public signé, sans doute sans y lire de trop près, par le maire Hubert Gutmann, trônait son propre lit en chêne, enlevé le matin même par les déménageurs.
C'était parfait.
Henry retira ses chaussures, puis commença à retirer ses vêtements sous les cris horrifiés des touristes attablés à quelques décimètres. Sous les draps frappés du blason historique du Racing, se trouvaient un maillot et un short ayant appartenu à Gilbert Friedrich lors de la Saison Glorieuse 1978-1979. Il les enfila prestement, quoique rien ne lui allât et qu'il dût tenir le short à chaque hanche pour éviter de nouvelles réactions fâcheuses des badauds. En revanche, il resta pieds nus. Puis, il s'agenouilla, et c'est ainsi accoutré qu'il avança, sur ses genoux de septuagénaire, jusqu'à l'entrée de la cathédrale, sous les regards mi-hilares, mi-consternés, de ces gens de passage qui, pour la plupart, n'avaient même jamais lu son nom dans un entrefilet.
Il mit plusieurs dizaines de minutes à accomplir la distance qui le séparait de l'entrée, et mit encore un temps considérable à parvenir jusqu'à l'horloge astronomique restaurée par Schwilgue. Durant tout ce calvaire, il ne dit mot, ni aux rares personnes compatissantes sur la place de la Cathédrale, ni à l'archiprêtre, qui l'avait reconnu et qui le suppliait de ne pas s'infliger de souffrances sans raison apparente. Mais Henry poursuivit stoïquement son chemin de croix.
Parvenu devant l'ouvrage, il se mit à prier. Au même moment, dehors, un terrible orage éclata. Les attitudes de dévotion de Henry s'en trouvèrent décuplées. Il semblait transporté, illuminé de l'intérieur. Sa crinière blanche semblait comme entourée d'un halo. Il leva des yeux opalescents vers la croisée d'ogives, regardant encore au-dessus, encore au-delà.
Le temps passa, sans que Henry, qui psalmodiait le Pater en latin, ne bougeât d'un centimètre. Dehors, l'orage désormais grêligène prenait un tour destructeur. A 18 heures 30 enfin, comme chaque jour, le jaquemart de l'horloge se déploya, et Henry sortit de son mysticisme. Lorsque la Mort apparut, il hurla : « Erwin, me voilà ! ».
Puis, péniblement, tandis que l'orage semblait s'apaiser, il se releva. Il tourna les talons, et, devant l'assistance médusée qui lui fit une sorte de haie d'honneur, il traversa la nef en sens inverse, franchit la porte sans même un regard pour la mendiante roumaine qui tentait de lui soutirer quelque pièce de menue monnaie, et rejoignit son lit. Ou plutôt, ce qui restait de son lit. Le déluge avait détrempé le matelas en profondeur, des grêlons pas encore fondus subsistaient, et le beau bois de chêne avait souffert.
Qu'importe. Le soir approchait, il atteignait la phase finale, le moment de gloire. Il se glissa sous la couette poisseuse, lourde de pluie, à laquelle ses pieds noirs de poussière collée apportèrent le coup de grâce. Un bruit de succion accompagna son installation, au grand dégoût de l'assistance, mi-attirée mi-révulsée par le comportement incompréhensible de ce clochard céleste qui, trente-six ans plus tôt jour pour jour, entamait une marche triomphale en championnat de France à la tête de l'équipe du Racing-Club de Strasbourg.
Une fois en place, Henry Schulmeister ne bougea plus, et continua à réciter en boucle son Pater en latin.
Vint le crépuscule. Une lumière aveuglante, d'un blanc immaculé, inonda alors la place de la Cathédrale. Henry se redressa sur son matelas détrempé : « Erwin von Steinbach, tu es venu ! Tu es là avec les mêmes anges qui sont venus te chercher il y a sept cents ans ici même! J'ai fait mon temps, je suis entré dans l'Histoire, et, au vu de ce qu'il m'a été donné de constater depuis trente-six ans, jamais le Racing ne fera mieux que ce qu'il a été avec moi. Tu as bâti une cathédrale éternelle, j'ai bâti un Racing éternel. Je suis ton digne héritier. Viens à moi, et allons ensemble vers Notre Seigneur ! ».
Il se passa cinq minutes, et beaucoup de gesticulations, avant que Henry ne réalise que la lumière blanche était celle des projecteurs installés sur la cathédrale pour la période d'été. Il comprit quand la couleur changea pour un vert agressif sans signification symbolique particulière.
Mais Henry était tellement persuadé d'avoir atteint la fin de ses jours qu'il resta, bras écartés, sur son lit mouillé, entre clients du Dauphin incommodés par le spectacle pathétique de ce vieux grigou digne du Glaude de la Soupe aux Choux, et passants subitement confondus d'admiration devant la Maison Kammerzell histoire de ne pas croiser son regard dément.
A vingt-deux heures, la Zehner Glock sonna. Henry ferma les yeux. Cette fois-ci serait la bonne, les anges allaient venir le chercher dans un rai de lumière, comme ils l'avaient fait pour Erwin von Steinbach. Les dix coups sonnèrent. Au dixième, Henry fut frappé en plein front. Une sensation de chaleur irradiant du point d'impact, pile entre les deux yeux, l'envahit. Le Troisième Œil de l'hindouisme, celui de la spiritualité ? Ainsi donc, la foi chrétienne devait-elle appeler une nouvelle approche, plus universelle, au seuil de la mort ? Henry ferma les yeux et voulut se laisser porter. Mais il ne ressentit rien.
Au contraire, un grand éclat de rire, provenant de tous les côtés, interrompit son voyage mental et le ramena dans le monde physique. Il ouvrit les yeux mais ne comprit pas davantage. L'assistance semblait hilare sans qu'il en décèle la raison. Il regarda à droite, à gauche, derrière, et les gens riaient en le regardant. Son Grand Voyage tardait, mais était-ce donc cela l'objet de la moquerie ? C'est alors que, machinalement, il posa la main sur ce qu'il croyait être un troisième oeil, et qui, tout bien pesé, ne lui apportait rien de plus. Sitôt touché l'endroit en question, il eut le réflexe de retirer sa main du front. Il n'était nul besoin d'être fin lettré pour comprendre que sa tache frontale était l'oeuvre malencontreuse d'un pigeon tout droit descendu des toits à colombages du quartier.
Les regards de l'assistance dissuadèrent Henry d'en appeler une dernière fois aux mânes d'Erwin von Steinbach. Complètement trempé, dépenaillé, et, enfin, en train de réaliser que son heure non seulement n'était pas venue, mais qu'elle viendrait sans l'en avertir en un lieu non défini à l'avance, il accepta la blouse de cuisinier que lui tendait le chef Schumann de la maison Kammerzell. Il prit une chambre au Dauphin pour la nuit. Mais Henry ne dormit pas, tout occupé à scruter la cathédrale en grès rose sous toutes ses coutures. Ici, la cigogne n'a-t-elle pas les ailes plus déployées qu'à l'accoutumée ? Là, la gargouille n'a-t-elle pas bougé ? N'est-ce pas une note jouée à l'orgue qui vient de retentir ? Erwin von Steinbach est mort à l'angélus, aurait-il dû lui aussi choisir cet instant-là ?
Il rentra chez lui le lendemain, non sans avoir commandé un nouveau lit. Rien des événements de la veille ne transparut dans la presse : pour les touristes, il n'était que le fou de la cathédrale, sans nom, et les très rares Strasbourgeois présents se contentèrent de quelques allusions dans les dîners en ville.
En revanche, comme il avait donné toute sa collection de photographies à l'Alsacien Libéré, le journal le sollicita pour une longue série d'articles rétrospectifs. Et c'est ainsi que, tous les jeudis pendant de longs mois, Henry parla de Schulmeister au peuple alsacien prié de l'admirer encore et toujours. Plus question de mourir dans l'immédiat ; comme une cathédrale, une légende se construit en permanence, pensait-il. Erwin pourrait attendre encore un peu.
Et en effet, Henry Schulmeister connut encore de belles années... pour le plus grand plaisir, là-haut, du grand Erwin von Steinbach, navré de voir son illustre nom associé à la bouffonnerie du 28 juillet 2014, et pas du tout désireux de subir pour les siècles des siècles la compagnie d'un mégalomane atrabilaire !

Commentaires (4)

Flux RSS 4 messages · Premier message par strohteam · Dernier message par strohteam

  • J'ai bien aimé l'ensemble, notamment le soin apporté aux personnages, et la façon dont les histoires s'entrecroisent.

    J'ai cru déceler une influence David Lodge dans la narration, c'est plutôt sympa !

    Moins client des passages les plus absurdes ou fantastiques, mais ça c'est une affaire de goût.
  • La prose c'est comme la pâtisserie, c'est au gramme près. Et comme l'objectif avoué était d'aller au bout d'idées absurdes qui me venaient à l'esprit sans la moindre prétention littéraire, évidemment tout n'est pas toujours très fin... En plus je me suis à peine relu, par pure paresse. On fera mieux la prochaine fois. Ou pas, d'ailleurs...
  • Tout bien pesé, quand je vois les derniers développements de la réalité, j'ai le sentiment de faire dans le réalisme le plus intransigeant...
  • Pas faux, tu marques un point !

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